Ombres et Lumières de Costebelle • René Barral
I.
Au sortir des gorges de l’Hérault, le vent se ruait dans la plaine en meuglant comme un taureau furieux, balayant furieusement les vignobles, sautant par-dessus le moutonnement des collines avant de se précipiter vers la Séranne dont les hauteurs blafardes bordaient l’horizon. Son souffle possédait la force de l’ouragan, et on eût dit que la campagne tremblait de rage et de désespoir.
Assourdi par cette musique prodigieuse, le baron Guilhaume de La Roque engagea la jardinière sur le pont gothique en dos d’âne qui enjambait les rives sauvages de l’Hérault.
Mécontent, il s’en revenait de la tournée de ses vignes d’En-Rivière où il avait constaté que la taille n’était pas achevée. Par moments, il jurait entre ses dents en songeant que cela allait entraîner un décalage dans les travaux : il restait de nombreux trous à creuser pour planter les ceps à remplacer et les labours d’hiver seraient tardifs.
Le cheval connaissait le chemin par coeur, ce qui permettait au baron de réfléchir sans se préoccuper de la route. Il hocha la tête et prit la décision d’aller à Ganges le vendredi, jour du marché, pour y embaucher des journaliers afin d’accélérer la besogne. Il prendrait également des femmes pour ramasser les sarments. Ainsi, on gagnerait du temps, ce qui permettrait de planter en mars, afin de ne pas retarder le greffage. Depuis quelques mois les malheurs de son fermier perturbaient le labeur du domaine et il trouvait cela insupportable.
— Oh ! Vermouth, Oh !
Docile, le cheval s’arrêta. Le baron se trouvait à l’embranchement des deux routes qui menaient sur la droite vers Saint Jean de Buèges et, à gauche, vers le Causse de la Selle. Guilhaume de La Roque, maître du domaine, aimait faire halte à cet endroit pour admirer le paysage.
Brusquement il oublia ses soucis et se sentit soulevé de bonheur et de fierté. Costebelle ! Face à lui, le château, au crépi ocre et coiffé d’ardoises grises, avec ses doubles génoises et son balcon monumental, dressait fièrement ses quatre tours de briques rouges dans son écrin de chênes verts. Les communs, le pigeonnier, l’immense bergerie donnaient une impression de puissance considérable dont il tirait grand orgueil. De l’autre côté du pont, l’église de St Etienne d’Issensac, ancienne étape des pèlerins sur la route de Saint Jacques de Compostelle, surplombait majestueusement les gorges calcaires de la rivière qui étirait nonchalamment son eau ridée par la tempête. A mi-montagne, dan le lointain, la vierge du Suc dominait de sa haute silhouette les solitudes boisées de la Séranne dont elle semblait l'immuable gardienne
Mais ce qui intéressait surtout le baron, c’était sa vigne du Puech, la plus belle, celle qui produisait le meilleur vin et qui s’étirait dans la vallée jusqu’aux premiers contreforts e la montagne. À perte de vue, des lignes de ceps taillés au gobelet s’étendaient jusqu’aux coteaux qui longeaient le vallon, les chevauchant parfois.
Des chemins de terre rougeâtre, assez larges pour laisser passer des attelages quadrillaient le terrain. par endroits, de grandes cuves servaient de points d’eau pour l’échaudage et le sulfatage. Il se dégageait de ce lieu un tel souci du travail soigné, rigoureusement organisé, que c’était un réel plaisir des yeux de l’admirer.
— Ça c'est une vigne ! murmura le baron amoureusement. Allez, Vermouth…
Il tourna la bride en direction de St Jean de Buèges à la recherche de ses domestiques.
Bientôt le terrain s’éleva rapidement en vallonnements successifs et des deux côtés de la route ce n’était que vignobles ; sur les flancs des hauteurs ......